chapitre1b L'interdisciplinarité difficile à consTRuire

Les premières recherches et découvertes qui allaient constituer le champ du complexe, restèrent souvent ignorées, voire rejetées par les institutions académiques, et durent se réfugier dans des instituts spécialisés (1). Des instituts interdisciplinaires de la complexité apparurent d'abord aux États Unis. Le terme même de complexité, incluant la théorie du chaos déterministe, mais allant bien au delà, s'impose avec la création en 1984, par le prix Nobel de physique Murray Gell Man (2) du très célèbre Santa Fe Institute. Créé autour de scientifiques renommés, le but de cet institut fut d'abord l'interdisciplinarité et l'indépendance scientifique. Mais il attira très vite des chercheurs qui n'arrivaient pas à se faire accepter par les institutions, car ils travaillaient précisément sur ce qui va s'appeler systèmes complexes.

Aussi en 1986, Santa Fe, en devenant l'institut des systèmes complexes adaptatifs, allait donner une grande impulsion à ce nouveau domaine et à son caractère transversal. S'y rencontreront, pour confronter et discuter, des mathématiciens (comme Langton, le chantre de la vie artificielle), informaticiens, physiciens, biologistes (comme Kauffman) mais aussi économistes, sociologues, anthropologues. Et en 1993, le journaliste scientifique Roger Lewin écrit :

Depuis sa fondation en 1984, l'institut [le Santa Fe Institute] a attiré un noyau de physiciens, de mathématiciens et d'as de l'informatique ; l'ordinateur est le microscope à travers lequel ils observent le réel aussi bien que les mondes abstraits. Rien de ce qui compose notre Univers ne leur échappe : c'est ainsi que chimie, biologie, psychologie, économie, linguistique, sociologie y occupent une même orbite intellectuelle. Les mondes artificiels font partie du lot, des mondes dont l'existence ne se manifeste que sur ordinateur. Le lien entre ces mondes disparates […] s'appelle la complexité. Pour certains, l'étude de la complexité n'est rien moins qu'une révolution scientifique majeure. (3)

Le programme d'un cours sur la complexité, organisé en 2013 par cet institut montre que cet objectif est toujours d'actualité.

Le programme offre une introduction intensive aux comportements complexes dans des systèmes mathématiques, physiques, vivants et sociaux, à l'intention de thésards et post docs, en sciences et en sciences sociales, qui cherchent à conduire des recherches interdisciplinaires sur des systèmes complexes. Le programme inclut les dynamiques non-linéaires et la formation des patterns, les théories d'échelles, la théorie de l'information, l'adaptation et l'évolution, l'écologie et le développement durable, les techniques de calcul adaptatif, les outils de modélisation et des applications de ces sujets nodaux à diverses disciplines.

En Europe, et tout particulièrement en France, l'interdisciplinarité est lente à se mettre en place, et ce sont d'abord des instituts de physique non-linéaire qui voient le jour (comme à Sophia-Antipolis), suivis dans les années 2000 et suivantes par des Instituts Régionaux sans murs des Sciences des Systèmes complexes, regroupés dans un Réseau National des Systèmes Complexes (RNSC) lui-même lié à un réseau européen des systèmes complexes. Mathématique (appliquée) et informatique y jouent un rôle important. Le RNSC se félicite d'avoir atteint en 2012 le millier de participants (à comparer avec les 11 400 chercheurs dans le seul CNRS (5) et plus de 50 000 dans les Universités). C'est dire que cette conception, n'est pas (encore ?) largement partagée, bien que le nombre de scientifiques qui s'efforcent de l'utiliser augmente.

C'est aussi à tenter de comprendre ces freins, que je m'attacherai. Mais tout d'abord, voyons rapidement en quoi consistent ces sciences des systèmes complexes, quelle révolution conceptuelle apportent-t-elles ?