chapitre1d Complexité et hasard

Parmi les propriétés nouvelles et déstabilisantes introduites par la révolution du complexe, il y a le rôle du hasard (d'aucuns préfèrent parler de désordre). Avec la sensibilité aux conditions initiales et le déterminisme non prédictible, les systèmes dynamiques non-linéaires ont fait entrer le hasard au cœur des sciences du macroscopique (1), et il se retrouve dans les autres systèmes complexes. J'ai mentionné comment, en mettant de petits cubes aimantés dans une boîte et en secouant la boite, le physicien Von Foerster a pu montrer que ceux-ci s'organisaient, et en a tiré une théorie de l'ordre par le bruit. L'ordre émergeant du désordre est au cœur de la théorie des structures dissipatives et a été également théorisée par S.Kauffman avec l'idée que cela caractérise un comportement particulier, caractéristique notamment des êtres vivants, qu'il appelle la frontière du chaos (2).

Il est possible d'introduire du bruit, c'est-à-dire de petites fluctuations aléatoires, soit dans des équations différentielles, soit au cours de simulations. On s'est alors aperçu que les résultats obtenus étaient souvent plus proches des phénomènes réels ainsi modélisés ou simulés que si l'on omettait ces bruits. On parle de modèles stochastiques, opposés aux modèles déterministes, fussent-ils non prédictibles. Là encore, il faut bien faire attention, car ce bruit, ces petites fluctuations, ce hasard intervient pour rendre plus flou un processus par ailleurs déterminé, pour lui donner plus de degrés de liberté et non pour faire n'importe quoi. Une image permettra peut-être d'illustrer le rôle de ce bruit. Un processus complexe a souvent, on l'a vu, plusieurs solutions. Représentons nous le comme un paysage formé de deux vallées séparées par un col. Soit un ballon dans une des vallées. Il y reste, une fois qu'il est au fond. Ajouter du bruit, c'est donner au ballon des rebonds, au hasard. L'un d'eux peut lui faire passer à nouveau le col et le faire atterrir dans l'autre vallée : le bruit aura seulement permis au ballon d'explorer l'ensemble des possibilités qui lui préexistent, mais non d'échapper totalement au paysage. C'est d'ailleurs le principe de fonctionnement du flipper ! Il y a d'autres cas, où le bruit peut entraîner une bifurcation, donc changer le paysage, mais là encore pas n'importe comment.

Sculptures du chaos

Jos Leys, Safieddine Bouali — «Sculptures du chaos» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010

Par ailleurs, on a pris conscience, assez récemment, de l'importance des processus dits stochastiques, qui semblent la règle par exemple dans la répartition des molécules au sein d'une cellule vivante, entraînant une variabilité insoupçonnée jusque vers les années 2000. D'un autre côté, il arrive qu'en ajoutant du bruit à des modèles linéaires on s'approche assez bien de comportements qui seraient plus rigoureusement décrits par des modèles non linéaires trop compliqués pour que l'on puisse les résoudre.

Divers termes ont été convoqués pour évoquer ces propriétés regroupées, notamment par Prigogine, sous le terme d'incertitude (3), qui pose l'importante question de la signification du déterminisme scientifique qui sera discuté dans Le déterminisme a-t-il disparu ? Mais là encore une confusion doit être levée. Ce qui frappe, ce qui émerveille et surprend lors des simulations informatiques de ces systèmes, c'est qu'à partir de règles souvent très simples, se déploient, sur l'écran de l'ordinateur, des figures fantasmagoriques, des kaléidoscopes qui ne doivent rien au hasard, puisqu'on peut les reproduire à volonté à condition de partir exactement des mêmes règles et des mêmes positions initiales des éléments. Mais les chercheurs qui ont implémenté ces règles ne s'attendaient pas toujours aux résultats qui étaient pour eux imprédictibles. Cette confusion entre l'imprédictibilité due à la nouveauté, et le rôle du hasard dans un processus complexe est la source de nombreux débats autour de la question de l'importance et du statut de l'aléatoire (est-ce un propriété fondamentale de la nature ou une conséquence de nos ignorances, ou les deux ?). Voir Typologie des positionnements face à l'émergence.