chapitre8e Le dépassement dialectique de la contradiction

En quoi les sciences du complexe, permettent-elles le dépassement dialectique de la contradiction réductionnisme/holisme ? Eh bien précisément en ce qu'elles donnent les moyens scientifiques de surmonter la plupart des contradictions constituant les deux attitudes, en les transformant en contradictions dialectiques, ce qui permet de les dépasser si elles sont antagoniques, ou de les considérer dans leur unité si elles sont non-antagoniques.

Reprenons donc la série d'attitudes opposées de la pensée cognitive que chacun des pôles cristallise, telles que je les ai analysées dans Les oppositions cristallisées : tout/partie, continu/discontinu, individuel/collectif, contenu/forme, local/global, fini/indéfini, discontinu/continu, instant/durée, statique/dynamique, ordre/désordre, déterminisme/indéterminisme, hasard/nécessité, mécanisme/vitalisme, matérialisme/idéalisme.

Tout/partie. Que nous dit la logique dialectique ?

La démarche d'entendement qui croit pouvoir penser le tout avant la partie et la partie avant le tout s'enferme ce faisant dans le non-sens. Prises indépendamment du tout, les parties ne sont en rien des parties ; indépendamment des parties, le tout n'est en rien un tout. […] Tout et partie ne sont donc pas en vérité les concepts de deux sortes différentes de choses. Comme Hegel le dit d'autres couples catégoriels, tel celui de la cause et de l'effet, tout et partie ne forment qu'un seul et même concept : celui du rapport tout/partie. (1)

On a donc une contradiction clairement non antagonique, comme le sont encore les quatre suivantes.

Que nous apprennent les systèmes dynamiques non-linéaires ? Ils montrent comment la modification quantitative des interactions entre des parties (molécules chimiques de la réaction de Belouzov-Zhabotinsky dans l'exemple que j'ai pris dans Auto-organisation et émergence conduisent à l'émergence d'un tout auto-organisé, qui n'est ni indépendant des parties, ni résultant de leurs seules propriétés, mais qui dépend des rapports entre ces molécules au niveau microscopique et le tout qu'elles forment au niveau macroscopique. De façon générale, les sciences des systèmes complexes mettent en avant, comme nous l'avons vu dans Niveaux d'organisation, structures émergentes, l'existence de niveaux successifs dont chacun est un tout émergeant des interactions du niveau inférieur et dépendant de celles du niveau supérieur, donc des rapports entre les niveaux.

Individuel/collectif et local/global, sont deux contradictions dialectiques non antagoniques (l'individuel ne se construit que du collectif, qui résulte à son tour de l'individuel, de même que local et global ne sauraient exister séparément et il y a symétrie entre ces contraires). Elles sont évidemment contenues dans le concept d'auto-organisation, tel que nous l'avons illustré avec la réaction de Belousof-Zhabotinsky, mais pourraient tout aussi bien être illustrées par un embouteillage, dont la forme globale (nœuds bloqués et ventres plus fluides) et le comportement collectif sont dus aux comportements individuels de chaque automobiliste, dans sa volonté d'avancer localement au plus vite.

Discontinu/continu. Si la logique dialectique, avec la catégorie du saut qualitatif, dit qu'un changement continu peut se transformer en saut qualitatif discontinu, les sciences du complexe montrent comment : cela peut se produire, soit lors d'une bifurcation, soit simplement à la frontière entre deux bassins d'attraction, soit encore entre deux niveaux d'organisation.

Sculptures du chaos

Jos Leys, Safieddine Bouali — «Sculptures du chaos» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010

Ordre/désordre. Je laisserai la parole à Lucien Sève :

Simon Diner, après avoir brossé un impressionnant tableau détaillant les apports majeurs des scientifiques russes de l'époque soviétique à la découverte et à la formalisation mathématique du chaos déterministe – des travaux de K. I. Mandelštam et A. A. Andronov à ceux de V. I. Arnold et Ia. G. Sinaï en passant par l'œuvre capitale d'A. N. Kolmogorov –, en caractérise la portée culturelle d'ensemble comme « l'instauration d'une véritable conception dialectique des rapports de l'ordre et du désordre » qui n'a pas fini de nous étonner. (2)

Et à Edgar Morin :

La nécessité de penser ensemble, dans leur complémentarité, dans leur concurrence et dans leur antagonisme, les notions d'ordre et de désordre nous pose très exactement le problème de penser la complexité de la réalité physique, biologique et humaine. (3)

Déterminisme/indéterminisme et nécessité/hasard. Ces deux couples ne sont pas identiques, mais la réponse portée par les sciences des systèmes complexes est la même, avec la notion de déterminisme non prédictible, ou celle d'ordre issu du bruit, elles montrent l'impossibilité de porter chacune de ces notions à l'absolu et donc de les opposer (ce que Morin appelait la métaphysique du hasard ou de la nécessité).

Mécanisme/vitalisme. Cette opposition est née avec la biologie en tant que telle, de l'incapacité des sciences physiques, purement mécaniques à l'époque, à expliquer le vivant. Elle recoupait l'opposition matérialisme (mécaniste)/idéalisme. Cette contradiction, clairement antagonique cette fois, qui domine encore le champ des polémiques philosophiques concernant les sciences (voir  Matérialisme et idéalisme dans les sciences du complexe, a pourtant été dépassée par le matérialisme dialectique qui permet de penser toutes les transformations (connues et à connaître) des propriétés de la matière (4) sans recourir ni à un esprit, ni à la disparition de la matière lorsque les propriétés nouvellement découvertes contreviennent aux présupposés du matérialisme mécaniste (ou de tout paradigme précédant la découverte). Avec les structures dissipatives, l'auto-organisation, la notion de frontière du chaos, les sciences du complexe apportent de nouvelles connaissances concernant les mécanismes possibles de ces transformations. Nous verrons cependant dans Typologie des positionnements face à l'émergence, que l'idéologie idéaliste a la vie dure et que, à travers une mystique de l'émergence, des scientifiques travaillant avec des systèmes complexes se revendiquent de l'idéalisme ou de l'agnosticisme, voire d'un certain vitalisme.