chapitre8b La génétique bactérienne et son comportement non-linéaire

En somme Monod et Jacob (1) ouvraient deux voies à l'étude des régulations biologiques : la voie de l'analyse moléculaire (réductionniste) et la voie des dynamiques (non-linéaires) de leur fonctionnement. Ils n'en ont poursuivi eux-mêmes que la première, qui a connu un développement exceptionnellement rapide et conduit à la naissance vers 1975 de ce que l'on a appelé le génie génétique et les biotechnologies. La deuxième en revanche est restée oubliée (ou en dormance) à de rares exceptions près (2). Cette deuxième direction de recherche pointait vers ce qui sera plus tard l'application à la biologie de la dynamique des systèmes non-linéaires, branche, comme nous l'avons vu, des sciences des systèmes complexes.

Évidemment, des techniques expérimentales requises par la première voie existaient déjà en 1961, alors que les ordinateurs, qui allaient rendre possible l'essor des sciences du complexe n'étaient encore que peu développés. Puis les résultats impressionnants obtenus dans la première voie attirèrent tous les regards et façonnèrent par là les manières de penser les régulations, affirmant la prééminence des approches analytiques et statiques. Aussi les quelques scientifiques qui explorèrent la seconde voie restèrent isolés, même lorsque les ordinateurs devinrent monnaie courante et que les connaissances sur les systèmes dynamiques non-linéaires s'accumulèrent en provenance de la physique. Le paradigme du tout-moléculaire était devenu trop fort pour laisser une place à une démarche dynamique et complexe.

Il est tentant de se contenter de cette explication : la biologie moléculaire a pris le pas sur l'étude des dynamiques, faute d'ordinateurs, et le paradigme qui en a découlé a empêché l'émergence d'un nouveau. Il s'était produit en somme, une bifurcation, au cours de laquelle la biologie avait suivi l'attracteur de la biologie moléculaire donc de la démarche réductionniste. Mais même en physique, l'arrivée des possibilités d'étude du complexe n'a pas permis rapidement leur développement, que seuls de jeunes exaltés géniaux pouvaient entreprendre. C'est de cette manière par exemple, que le best seller écrit par un journaliste scientifique du NewYork Times présente l'histoire de la théorie du chaos (3). Tout ne serait qu'affaire d'une lutte (de pouvoir) entre des esprits curieux et entreprenants et la routine académique. Mais est-ce si simple ?

Comme on ne répond qu'aux questions que l'on se pose, j'ai voulu suivre l'exemple de Boris Hessen et questionner les rôles respectifs de l'épistémologie et de la société, tant du point de vue des forces productives que du point de vue des idées (tout en restant consciente que ces aspects ne sont pas réellement séparables). Je commencerai, dans ce chapitre par l'étude des contextes épistémologiques qui ont permis l'émergence et fait obstacle, au plein développement des sciences et de la pensée du complexe.