chapitre7d Pensée du complexe contre pensée unique

La force de la pensée dominante ne tient pas uniquement à celle de l'habitude. Elle est le meilleur allié, voire la condition nécessaire de l'idéologie dominante, l'idéologie dite de la pensée unique, du fatalisme déterministe de la société capitaliste néolibérale comme fin de l'histoire. Lors de son intervention au colloque de Cérisy sur déterminismes et complexités, Michel Rocard notait :

On peut à cet égard se demander si la force étonnante du paradigme de Milton Friedman, c'est-à-dire la pensée économique et financière qui depuis vingt ans gouverne le monde pour son malheur, ne tiendrait pas pour l'essentiel à l'extrême simplicité de son expression et à son refus absolu de toute complexité. L'équilibre du marché est optimal. (1)

Simplisme, dualisme, immobilisme, disjonctions, sont autant d'ingrédients qui alimentent le fatalisme et la soumission à l'ordre existant (il y a toujours eu… donc il y aura toujours) et s'opposent à la pensée du complexe. Inversement, la pensée du complexe est un instrument critique puissant, et représente avec la dialectique matérialiste des outils pour penser les transformations et ne pas se laisser enfermer dans de fausses simplifications stérilisantes. Il n'est donc pas étonnant que tout soit fait, dans la société actuelle pour en empêcher ou tout au moins en retarder le développement et la diffusion.

Entendons nous bien. Il n'y a pas un grand inquisiteur qui décide de bannir les sciences de la complexité du paysage intellectuel. Tout fonctionne comme un système complexe auto-organisé, avec une série de boucles de rétroaction.

D'un coté, il y a le sens commun, renforcé par l'enseignement de la logique (formelle), des mathématiques linéaires et par l'absence des sciences de la complexité dans les programmes scolaires (2). Les inspecteurs généraux responsables des programmes, n'ont pas reçu d'ordre en ce sens, du moins je ne le pense pas, car ce n'est pas nécessaire, ils partagent l'idéologie dominante et n'ont donc pas de réticences contre la pensée dominante, mais ils en ont contre la pensée du complexe, presque autant que contre la dialectique matérialiste. Quant aux mathématiciens, qui pourraient préparer les esprits à la non-linéarité, ils n'éprouvent pas le besoin de le faire dans la mesure où, pour eux, les systèmes dynamiques non-linéaires sont un objet mathématique parmi bien d'autres, dont la maîtrise totale requiert des outils mathématiques de haut niveau. Ils n'ont pas conscience du rôle particulier de cet objet sur la pensée. Ainsi (sauf dans quelques disciplines) les scientifiques qui arrivent dans les laboratoires et les universités ne sont pas préparés à cette manière si différente d'appréhender leur discipline ou le monde. Ils ne mesurent pas combien les programmes officiels sont déficients du point de vue des sciences du complexe, ou bien cette déficience même leur suggère que ces approches sont peu intéressantes. Ils ne l'incorporent pas (ou peu) dans leurs programmes d'enseignement… Une première boucle de rétroaction vient donc de ce que la complexité étant peu enseignée semble peu intéressante et étrange, donc est peu enseignée.

Une deuxième boucle vient de ce que le complexe étant peu présent dans les programmes de recherche (comme nous l'avons vu dans Les pressions sociales et économiques sur la recherche au sujet des appels d'offres), il est peu pratiqué, donc peu requis, donc peu enseigné…

Mais la troisième boucle de rétroaction est plus importante encore, car elle provient du mécanisme même par lequel l'idéologie de la classe dominante devient l'idéologie dominante. Les techniques pour perpétuer cette mise à l'encan, ou tout au moins à l'écart, sont bien connues : un haussement d'épaule, une moue méprisante et, pire que tout, le silence. On n'en parle pas, donc ça n'existe pas. Et puis, lorsqu'on ne peut plus éviter d'en parler, on le défigure, soit en le caricaturant, soit en le falsifiant, comme je l'ai mentionné avec la confusion entre complexe et compliqué.

Et qui est on ? Tout le monde ou presque ! Et cela va durer jusqu'à ce que, tout d'un coup, les voix qui avaient prêché dans le désert, et qui sont devenues toutefois, à petit bruit, de plus en plus nombreuses, soient brusquement entendues, (peut-être parce que la classe hégémonique est en train de cesser d'être hégémonique ?). Et tout d'un coup, la pensée subit une bifurcation, la nouvelle rationalité émerge, tout le monde ou presque avait toujours déjà compris et pratiqué depuis toujours la pensée du complexe (et même la dialectique)… Mais on n'en est pas là et ce n'est d'ailleurs pas fatal, encore faut-il déjà que ces voix deviennent de plus en plus nombreuses !

Le complexe est donc à la fois, et je dirai indissociablement, un enjeu scientifique et un enjeu idéologique. C'est l'enjeu de la rationalité et du rationalisme.