chapitre7c Pensée cartésienne, simplifiante, dominante

L'obstacle idéologique le plus fort à la pensée du complexe réside dans ce que les ouvrages de systémique nomment la pensée cartésienne, qu'Edgar Morin qualifie de pensée simplifiante et qui est aussi la pensée dominante (1). En effet le rationalisme cartésien est devenu progressivement le sens commun (ou le rationalisme ordinaire), débordant largement la sphère des lettrés et perdant d'ailleurs, ce faisant, beaucoup de la pensée philosophique de Descartes. Particulièrement influent en France, où il imprègne toute la pensée enseignée à l'école laïque (y compris la philosophie des Lumières), ce rationalisme d'ascendance cartésienne, est devenu un obstacle majeur au développement de la révolution du complexe, en s'opposant à la pensée du complexe. C'est un obstacle idéologique plutôt qu'épistémologique, non seulement parce que cette pensée est tout à fait générale, mais aussi parce qu'elle est actuellement un support majeur de l'idéologie du fatalisme, de la pensée unique, du TINA (There is No Alternative de M. Thatcher). Et comme telle elle est maintenue et renforcée au même titre et par les mêmes procédés (enseignement, médias) que l'idéologie dominante. Mais voyons en quoi consiste cet obstacle.

Le rationalisme cartésien présente deux volets, qu'il serait important à l'heure actuelle de savoir dissocier. D'une part, c'est un rationalisme : il nous dit que le monde est connaissable par l'esprit humain, sans faire appel à des interventions divines. On se souviendra que Boris Hessen a souligné la différence idéologique entre Descartes et Newton qui a besoin de Dieu pour lancer ses mouvements. Comme tel, le rationalisme est précieux, surtout dans une période de montée d'irrationalismes de tous poils, et l'Union Rationaliste, par exemple, veille sur son héritage.

Mais le cartésianisme présente un autre volet, car pour Descartes, cette connaissabilité passait par l'analyse des objets du monde en leurs parties constituantes, (on parle aussi de pensée analytique) et reposait sur les connaissances physiques de l'époque, exclusivement mécaniques. C'est ce que Jean Lojkine appelle le paradigme mécaniste, dont il souligne le caractère toujours dominant :

L'impact de la cybernétique et plus largement des traitements de l'information n'ont pas mis fin pour autant au paradigme mécaniste qui contribue à dominer entreprises et administrations dans tous les pays capitalistes développés. (2)

Les développements de la physique et des autres sciences n'ont pas non plus mis à mal ce paradigme, qui a simplement perdu ses aspects les plus mécanistes. Au contraire ils ont engendré des pensées disjonctives, aussi bien le réductionnisme qui disjoint les parties d'un tout, que le holisme qui disjoint le tout de ses parties. Ce rationalisme se moule aussi, bien sûr dans la vision linéaire, dont nous avons longuement traité dans L'obstacle épistémologique de la linéarité. Il règne encore de façon majoritaire, tant dans les sciences qu'en politique et, en tant que sens commun, il se transforme en pensée simpliste, dualiste, parfois manichéenne… Comme l'écrit Edgar Morin :

Une tradition de pensée bien enracinée dans notre culture, et qui forme les esprits dès l'école élémentaire, nous enseigne à connaître le monde par « des idées claires et distinctes » ; elle enjoint de réduire le complexe au simple c'est-à-dire de séparer ce qui est lié, unifier ce qui est multiple, d'éliminer tout ce qui apporte désordre ou contradictions dans notre entendement. (3)

Ceux qui luttent contre le danger (majeur) de l'irrationalisme, n'ont pas toujours pris garde à ce que cet aspect du rationalisme, dans la mesure même où il s'oppose à la pensée du complexe en empruntant la forme de la pensée dominante, devient, parce qu'il empêche de comprendre la complexité de la réalité, une porte ouverte sur l'irrationalisme.