chapitre7a Les définitions de l'émergence

Le terme déjà ancien d'émergence, qui désigne le passage des parties au tout, se rapporte à l'idée qu'un « tout » est plus que (ou n'est pas « égal à ») la somme de ses parties. Cette phrase divise nous l'avons vu (L'exemple de la biologie) les positions réductionnistes (qui la réfutent) et les positions holistes (ou globalistes) qui affirment que la compréhension d'un tout ne dépend en rien de celle des parties qui le constituent. Présent dans de nombreuses disciplines, le terme d'émergence a pris, dans le contexte de la complexité et des systèmes dynamiques non-linéaires un « coup de jeune », dans la mesure où un certain nombre de phénomènes qui apparaissent dans les systèmes complexes, tels l'auto-organisation ou les bifurcations des systèmes dynamiques non-linéaires, ou encore les passages entre niveaux d'organisation sont caractérisés comme émergents. Pour certains chercheurs, émergence et complexité se définissent réciproquement  (voir Niveaux d'organisation, structures émergentes).

Mais cet intérêt renouvelé s'accompagne de polémiques et désaccords profonds sur la signification de ce terme, désaccords qui, c'est mon hypothèse, sont d'origine idéologique. Dans la mesure où les scientifiques ont été privés d'une culture philosophique cohérente, leur position philosophique est souvent implicite, au point parfois de refuser énergiquement de la reconnaître lorsqu'on la leur suggère. La dialectique matérialiste, fortement connotée politiquement, rencontre un réel déni idéologique parmi ceux-là même des scientifiques qui la pratiquent de façon spontanée. Un matérialisme non dialectique (1) est aussi fort répandu parmi les scientifiques, et nous allons voir que cela impacte leur rapports au complexe. Actuellement, on peut distinguer schématiquement, quatre groupes de positions différentes concernant l'émergence.

La position matérialiste dialectique considère que l'émergence correspond à l'apparition de propriétés globales nouvelles qui résultent d'interactions non-linéaires ou complexes entre les parties, qu'on les comprenne ou non, qu'on les prévoie ou non. Elle distingue ainsi une propriété collective (comme la pression d'un gaz), qui résulte de l'observation d'un phénomène collectif à une échelle globale, d'une émergence qui représente l'existence d'une propriété nouvelle à une échelle globale, propriété qui n'est pas présente dans les constituants puisqu'elle dépend de leur organisation, et qui n'apparaît en outre que dans certaines conditions. Pour ceux qui partagent cette conception, la mayonnaise qui prend (et dont on peut prévoir et expliquer l'apparition) est une émergence tout comme la vie qui n'est pas encore comprise. Les tenants de cette conception, qu'ils le sachent ou non, qu'ils l'acceptent ou non, sont non seulement matérialistes, mais aussi, dans une mesure plus ou moins grande, ils sont dialecticiens : ils considèrent les transformations comme des propriétés fondamentales de la matière, ils accordent plus d'importance aux interactions (rapports) qu'aux éléments isolés, ils étudient les comportements globaux dus aux interactions entre les éléments et, dans la mesure où l'émergence définit pour eux la complexité, la catégorie dialectique de saut qualitatif, même s'ils ne la connaissent pas formellement, leur est familière. Pour eux, l'émergence est indissociablement épistémique et ontologique.

Nous appelons émergence l'existence (et pas seulement l'apparition vue comme un processus temporel, ce que le vocable pourrait suggérer) de qualités singulières d'un système qui ne peuvent exister que dans certaines conditions. (2)

On trouve une définition convergente de l'émergence chez Maximilian Kistler :

La théorie des systèmes dynamiques contient des concepts qui permettent d'expliquer, au moins pour certains types de systèmes, pourquoi les interactions non additives donnent lieu à des propriétés qualitativement différentes des propriétés des parties. (3)