chapitre3b L'impact des thèses de Hessen

En dépit des conditions assez rocambolesques dans lesquelles se sont déroulées les communications de la délégation soviétique, l'exposé de Hessen semble avoir eu un écho important et durable, quoique le plus souvent indirect, car Hessen lui-même, qui allait être assassiné dans les geôles staliniennes cinq ans plus tard, fut relativement oublié, en France tout au moins, jusqu'à cette publication récente. Ce court texte, illustre de façon percutante l'apport d'une pensée matérialiste et dialectique à l'étude des multiples facettes de l'évolution des sciences.

Curieusement cependant, beaucoup des écrits sur l'histoire ou l'épistémologie des sciences, même provenant de scientifiques ou de philosophes se réclamant de la pensée de Marx, se sont focalisés sur un seul des ces trois aspects. Avec des exceptions bien sûr. Le mathématicien français Paul Labérenne surtout connu pour son ouvrage L'origine des mondes (1947) (1) a aussi écrit un article intitulé Les mathématiques et le marxisme où les trois thèses de Hessen me semblent présentes :

Sur la nécessité, pour les mathématiques, de conserver et de renouveler leurs contacts avec le réel. Le marxisme ne se contente pas de donner l'explication de l'évolution historique des mathématiques en fonction des conditions techniques, économiques et sociales dont elle dépend, il permet aussi d'analyser le mécanisme même du cheminement de la pensée scientifique par crises et synthèses successives, et d'orienter le sens de nos recherches. (2)

Plus récemment, Simone Mazauric étudie « l'émergence de la science moderne dans sa dimension purement théorique et dans sa relation, pour l'essentiel, avec l'histoire culturelle, politique et sociale de l'Europe » (3).

Marx lui-même, en dépit de son grand intérêt pour les sciences de son temps attesté par sa correspondance (4), a peu écrit sur le sujet, et a surtout considéré la science pour autant que ses résultats sont incorporés dans les forces productives, d'une manière d'ailleurs spécifique :

La condition préalable pour l'industrie est une science assez ancienne, la mécanique, alors que la condition préalable pour l'agriculture, ce sont des sciences tout à fait nouvelles : chimie, géologie, et physiologie. (5)

Plus récemment les études concernant les relations entre sciences et société, correspondant à la première thèse de Hessen ont surtout été le fait d'historiens des sciences de l'école externaliste. Ceux-ci se sont toutefois plus intéressés à la société en général, qui fonctionne comme un facteur explicatif global d'où est évacuée toute dimension marxiste (pas de référence à la division de la société en classes notamment, ni aux dimensions économiques et à la notion de forces productives).

Pour illustrer l'opposition entre internalisme et externalisme, on prend souvent comme exemple l'histoire de la physique quantique au début du XXe siècle en Allemagne. Pour les internalistes, l'essor de la physique quantique a été exclusivement déterminé par des facteurs internes. L'amélioration des techniques d'observation, le perfectionnement des mathématiques ont amené à reformuler des postulats et des théories qui étaient mieux adaptés à la compréhension des phénomènes quantiques. Pour les externalistes radicaux, rien de tout cela n'est vrai. L'élaboration de la physique indéterministe a été en fait principalement due à l'abandon de la notion de causalité et de rationalité, dont il faut rechercher les causes dans la défaite des valeurs rationalistes de l'Allemagne de l'après guerre. Il en a été de même dans l'Art, où l'essor du mouvement Dada a signifié une critique de la rationalité. La physique s'imprègne donc, durant cette période, des profondes évolutions idéologiques anti-rationalistes qui affectent l'Allemagne. (6)

Il y montre le caractère profondément idéaliste de l'empiriocriticisme, comme d'ailleurs de tout agnosticisme : il s'agit donc d'abord d'une lutte idéologique contre la prégnance de l'idéalisme (7) y compris chez des révolutionnaires. En s'appuyant sur les travaux d' Engels, mais dans les conditions scientifiques de ce début du XXe siècle, il réaffirme le matérialisme philosophique (où la catégorie de matière (8) signifie l'existence de la matière et son antériorité sur l'esprit), et montre comment la dialectique matérialiste permet d'envisager le monde extérieur comme connaissable, par approximations successives (9). D'où il déduit que la connaissance elle-même, au lieu de tendre vers quelque chose de fixe et définitif comme y aspirent de nombreux scientifiques et philosophes (10) est par nature le lieu de constantes transformations.

Thomas Kuhn a marqué la manière de se représenter le développement des sciences. La science normale est essentiellement destinée à approfondir et à conforter un paradigme, mais accumule progressivement des anomalies jusqu'à ce que le paradigme ait atteint ses limites et doive être remplacé par un autre. Cela se produit au cours d'un processus qu'il nomme une révolution scientifique. Très utile, sa théorie limite cependant à une bataille d'idées la confrontation des paradigmes en compétition pour le remplacement, celui qui gagne étant celui qui emporte in fine le mieux la conviction. En évacuant le rapport des sciences au réel, au monde matériel, Kuhn sous-estime la persistance de l'ancien dans le nouveau paradigme, le fait que l'ancien paradigme devienne souvent un cas particulier du nouveau, comme la théorie Newtonienne devient un cas particulier de la nouvelle physique. Mais surtout il récuse l'idée matérialiste, que les connaissances scientifiques se rapprochent continuellement (quoique de façon non-linéaire) d'une vérité absolue, correspondant à l'état du monde existant indépendamment des hommes qui l'étudient. Le terme « révolution scientifique » est contesté actuellement et généralement mis entre guillemets, que j'omettrai dans la suite de ce texte.

La troisième thèse s'appuie sur les travaux d' Engels (11) et porte sur les relations entre dialectique matérialiste et sciences de la nature. L'histoire tourmentée des rapports entre science et dialectique nécessite qu'on s'y attarde quelque peu. Une vingtaine d'années avant ce congrès, Lénine était déjà intervenu, en s'appuyant sur la dialectique de la nature pour contrer des positions idéalistes chez des révolutionnaires russes (12). Ce que l'on appelait la crise de la physique, que Lénine décrivait comme une crise de croissance, correspond aux découvertes multiples qui, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, ont profondément transformé cette discipline, ce qui, plus récemment, fut caractérisé comme une révolution scientifique par T. Kuhn (13). Ces transformations qui introduisent de nouveaux concepts en contradiction avec les paradigmes scientifiques précédents, battent en brèche la représentation de la matière comme fixe, indépendante de son mouvement, ou réduite aux mouvements de translation, et Lénine montre, comme Engels l'avait pressenti, qu'une conception matérialiste devait devenir dialectique pour permettre de penser ces transformations. La portée philosophique de l'ouvrage que Lénine écrivit en 1909 dépasse très largement la polémique qui l'a suscité, comme l'analyse l'ouvrage récent Lénine épistémologue (14).

Des scientifiques (15) communistes, contemporains de Hessen, se sont, de leur côté, intéressés à la dialectique matérialiste des écrits de Engels. Le grand biologiste anglais JBS Haldane a lié pendant 15 ans sa pratique de la biologie (génétique évolutive) et sa pratique politique comme membre du parti communiste anglais, au matérialisme marxiste. Simon Gouz (16) a étudié comment Haldane a trouvé (et décrit dans plusieurs articles), dans la dialectique matérialiste, une solution à son malaise par rapports aux deux conceptions épistémologiques opposées, le réductionnisme et le holisme. Gouz montre aussi en quoi il a pu s'inspirer de cette conception (notamment de la dialectique du hasard et de la nécessité, comme de l'individuel et du collectif), pour développer son travail en génétique des populations.

De son côté, le biologiste français Marcel Prenant, présente dans son livre Marxisme et biologie une belle illustration de ce qu'on pourrait appeler avec Lucien Sève (17) la dialecticité de la biologie, y compris de la génétique qu'il défendait contre Lyssenko, (dont il tentait cependant de ne pas récuser ce qu'il croyait à l'époque être les résultats expérimentaux).