chapitre6b La pensée du complexe

La systémique s'oppose à la pensée cartésienne et veut s'y substituer. La pensée complexe la dépasse et l'englobe, en distinguant sans disjoindre.

Ce que j'appelle la pensée du complexe, est une forme de pensée renouvelée, issue de la révolution du complexe et qui en fait partie. Elle élargit le champ de cette révolution scientifique et met en évidence son aspect de révolution conceptuelle. Cette question donne toujours lieu cependant à polémiques, comme celle lancée par Sokal et Bricmont, accusant d'imposture les chercheurs en sciences humaines utilisant (d'une manière certes « floue ») des termes issus des sciences exactes (1). Ces difficultés sont d'autant plus à craindre que les termes utilisés par les sciences des systèmes complexes sont des termes de la vie courante (bifurcation ou incertitude, par exemple), voire des termes empreints d'une aura de fascination comme chaos, ce qui peut alimenter la confusion entre un concept scientifique et un concept du langage courant (comme la confusion entre complexe et compliqué l'illustre aussi d'ailleurs). Ceci impose une vigilance dans le maniement de ces concepts et une mise en garde contre leur mésusage.

La démarche que j'appelle pensée du complexe, qui émerge de l'ensemble de la révolution du complexe, est donc partagée, de façon plus ou moins implicite, par nombre d'acteurs de cette révolution. Par là-même, elle n'est pas (pas encore ?) formalisée, et le présent ouvrage se veut aussi une étape dans le processus de son élaboration explicite. Il s'agit de mettre en évidence comment s'utilisent les concepts issus des sciences du complexe, (ce qui nécessite notamment d'élargir la gamme des outils proposés par E.Morin) et de comprendre comment se relient les divers aspects de la révolution du complexe. Il s'agit de rechercher en quoi ces concepts enrichissent une forme de pensée que l'on peut avec Jean Louis Lemoigne caractériser comme « L'intelligence de la complexité » (2) et avec Edgar Morin comme une profonde rupture avec la pensée traditionnelle. Et il s'agira aussi de se demander quels sont les rapports entre cette pensée du complexe et la dialectique matérialiste, en quoi cette pensée peut être en retour utile au développement des sciences du complexe dont elle émerge (voir Vers une pensée dialectique du complexe) ? et en quoi elle peut contribuer à un renouveau indispensable du rationalisme (voir Vers un renouveau du rationalisme).

Les sciences du complexe entraînent un bouleversement/approfondissement de la signification des concepts scientifiques les plus fondamentaux : le déterminisme peut devenir non-prédictif, la causalité peut échapper aux catégories d'Aristote et devenir circulaire, l'ordre global peut surgir du désordre local, le hasard devient nécessaire… La science vacille sur ses anciennes bases, au point qu'un grand savant comme I. Prigogine considérait que le déterminisme était mort. J'y vois plutôt une science transformée, non seulement dans ses méthodes, mais, plus fondamentalement, dans ses concepts, ce que j'ai voulu souligner en parlant de révolution scientifique.

À maints égards paraît donc amorcée une fluctuation géante de la rationalité scientifique où sont remises en chantier jusqu'à des catégories fondamentales de l'être et de la pensée. (3)

C'est parce que ces concepts concernent des systèmes à l'échelle humaine qu'ils sont susceptibles de fertiliser la pensée bien au-delà de la simulation ou modélisation des systèmes complexes. Dépassant (et englobant) les pensées que j'ai évoquées ci-dessus  L'approche systémique, et La « pensée complexe » d'Edgar Morind'Edgar Morin, la pensée du complexe utilise aussi les concepts issus des systèmes dynamiques non-linéaires et des sciences des systèmes complexes pour pouvoir penser les objets et processus, précisément dans leur complexité (4). Il me faudra donc affronter la question épineuse de la légitimité de la transposition de concepts scientifiques.