chapitre1b Survol historique de la révolution du complexe

Né indépendamment dans plusieurs champs disciplinaires, le complexe a pris au départ des aspects différents, dont la similitude puis une certaine unité ne sont apparues que progressivement, et toujours partiellement. On a même pu parler d'« ambivalences fondamentales inhérentes à la notion de complexité » (1). Il n'y a donc pas de définition claire et univoque de ce terme, pas de dénomination unique pour désigner cette révolution des connaissances et des modes de pensée, mais plutôt un réseau de termes, qui se recouvrent, sans être équivalents, et qui forment d'avantage une mouvance qu'une discipline : Chaos, fractales, intelligence artificielle, pensée complexe, sciences des systèmes complexes, science des réseaux, systèmes dynamiques non-linéaires, systémique, théorie des catastrophes, théorie des niveaux, thermodynamique des structures dissipatives… C'est tout cela que je regroupe sous le terme de révolution du complexe, en ce sens que de profonds remaniements des paradigmes scientifiques, et, au delà, de nos modes de pensée sont devenus possibles et nécessaires, mais rencontrent encore des résistances farouches, dont nous rechercherons les causes.

chapitre1aEmergence d'une révolution scientifique, complexe est différent de compliqué

Chaos, fractales, intelligence artificielle, pensée complexe, sciences des systèmes complexes, science des réseaux, systèmes dynamiques non-linéaires, systémique, théorie des catastrophes, théorie des niveaux, thermodynamique des structures dissipatives. Tous ces termes correspondent à des propriétés découvertes récemment, souvent indépendamment, dans des disciplines différentes, et souvent sous l'impulsion de problèmes techniques soulevés d'abord pendant la dernière guerre, puis liés aux développement des techniques et de l'organisation. Ces propriétés dépendent moins des objets concernés que de leurs interactions, de leurs rapports, et même de la manière de les envisager. Une première conséquence, puisque les interactions sont plus importantes que les objets, c'est l'aspect générique, transdisciplinaire, d'un certain nombre des concepts et des méthodes du complexe. Ce qui entraîne la nécessité d'une redéfinition des objets scientifiques, et un possible redécoupage des champs d'investigation, en fonction des divers types d'interactions mis en jeu. Ce qui entraîne aussi de nombreuses difficultés de communication, liées aux traditions et spécificités de chaque discipline. Enfin, le fait qu'un système complexe soit déterminé par les interactions entre ses éléments, les échelles de temps et d'espaces où on les étudie, et l'interdisciplinarité que leur étude exige souvent, amènent à poser la question des domaines où des concepts issus des sciences exactes peuvent être transposés, ce qui n'est pas sans soulever des polémiques.

chapitre1bde Poincaré à Lotka-Voltera

Sans faire un historique exhaustif des découvertes qui ont dessiné le paysage des sciences du complexe, j'en esquisserai à grands traits quelques figures pour donner à voir la lente progression dans le temps jusqu'à l'explosion des années 70, le rôle joué par l'informatique et surtout la grande diversité des approches, des disciplines, des interdisciplinarités et des pays (1).

On date souvent le début de cette histoire de 1888, lorsque le mathématicien Henri Poincaré en travaillant sur la stabilité du système solaire, ou plus exactement sur l'influence possible de la Lune sur la stabilité de la trajectoire de la Terre autour du Soleil, découvre une famille de comportements de courbes extrêmement difficiles à décrire et à représenter, que l'on appellera, bien plus tard, le chaos déterministe.

chapitre1b cybernétique et auto-organisation

On a ensuite les travaux de von Neumann (1945), qui, à partir de recherches de l'armée américaine sur les processus de guidage de l'artillerie anti-aérienne, donnèrent naissance à la cybernétique, mettant l'accent sur l'importance des rétroactions (feedback) pour l'homéostasie des systèmes. La filiation entre cybernétique et révolution du complexe n'est pas directe.

Aux USA, la cybernétique a eu des développements essentiellement mécanistes, tandis qu'en Europe, elle a intéressé des médecins notamment, et a donné naissance, avec Bertalanffy (1950) à la théorie des systèmes, qui devint plus tard la systémique (voir L'approche systémique). Ces travaux sont à l'origine de la théorie des automates, tandis que McCulloch (biologiste) et Pitts (logicien) partant de propriétés du système nerveux proposaient le concept de réseau de neurones. Ces deux concepts allaient jouer un rôle important pour la simulation des systèmes complexes et se conjuguèrent avec la théorie mathématique de la communication formulée en 1947 par Shannon, dont émergeront les théories de l'information et de la communication. Ces théories reposent sur l'idée selon laquelle l'information (définie par des unités digitales ou bit) peut être mesurée statistiquement.

chapitre1b La fin des certitudes et l'effet papillons

Dans les années 60, Lorenz, un mathématicien américain s'intéressant aux problèmes de prévisions météorologiques, découvre l'extrême sensibilité aux conditions initiales du comportement d'un système relativement simple d'équations différentielles destinées à modéliser le climat. Ce système deviendra le prototype des systèmes chaotiques. Mais il publie son modèle en 1963 dans une revue de météorologie, lue seulement par des spécialistes, (et il n'a jamais semble-t-il entendu parler ni de Poincaré ni des travaux de Hadamard). C'est pourtant lui qui sera connu du grand public ou plutôt sa métaphore, devenue célèbre, de l'effet papillon qui illustre la sensibilité aux conditions initiales.

chapitre1b Complexité et sciences humaines

D'autres courants, également vers cette époque, peuvent être associés à cette mouvance naissante, mais proviennent des sciences humaines et sociales et n'utilisent pas les méthodes mathématiques ou informatiques. Bachelard, dès 1934 introduit le nouvel esprit scientifique (1) par un chapitre nommé « la complexité essentielle de la philosophie scientifique ». Tout en étant au courant des développements de la complexité en physique, les psychologues de l'école de Palo- Alto (2), insistent sur la spécificité des humains et forgent, dès les années 50 une psychologie basée sur les interactions entre membres d'une famille et sur les boucles de rétroaction qui en découlent (3). Fondée dans les années 1920, revivifiée après 1945 par Ferdinand Braudel, l'école d'historiens des Annales débouche, vers 1970, sur le concept de systèmes-monde, constitué par « une zone intégrée d'activités et d'institutions régies par certaines règles systémiques ». De son côté, Edgar Morin, après un parcours pluridisciplinaire en sciences humaines, arrive à la complexité vers 1969. Invité à l'institut Salk de San Diego, il y conçoit les fondements de sa pensée complexe et de ce qui deviendra sa Méthode (4).

chapitre1b Les ordinateurs nouveaux acteurs

L'émergence du complexe a dépendu du développement parallèle des techniques informatiques. Lancées là encore pendant la guerre à la demande de l'armée américaine, les Sciences de l'ingénieur et les Sciences de la computation développèrent, dès les années 1950, des modèles complexes, pour résoudre des questions techniques telles que le développement du réseau de télécommunications. Leur impact fut accentué par une série de progrès technologiques successifs.

chapitre1b Les années 70 et l'arrivée à maturité

Du côté de la physique, il y eut l'étude théorique des tourbillons, par Ruelle (1) et Takens, qui forgèrent, dans les années 70, l'expression attracteurs étranges ou encore un groupe d'étudiants américains « déviants » qui se constituèrent en collectif des systèmes dynamiques à la fin des années 70. On peut encore citer Hao Bai Lin auteur de Une forme d'ordre sans périodicité et le danois Per Bak (2) qui, partant de l'étude théorique d'un tas de sable où se produisent des glissements de taille variée et imprévisible proposa en 1987 la théorie de la criticalité auto-organisée qui eut d'importantes répercussions dans de nombreuses disciplines.

chapitre1b L'interdisciplinarité difficile à consTRuire

Les premières recherches et découvertes qui allaient constituer le champ du complexe, restèrent souvent ignorées, voire rejetées par les institutions académiques, et durent se réfugier dans des instituts spécialisés (1). Des instituts interdisciplinaires de la complexité apparurent d'abord aux États Unis. Le terme même de complexité, incluant la théorie du chaos déterministe, mais allant bien au delà, s'impose avec la création en 1984, par le prix Nobel de physique Murray Gell Man (2) du très célèbre Santa Fe Institute. Créé autour de scientifiques renommés, le but de cet institut fut d'abord l'interdisciplinarité et l'indépendance scientifique. Mais il attira très vite des chercheurs qui n'arrivaient pas à se faire accepter par les institutions, car ils travaillaient précisément sur ce qui va s'appeler systèmes complexes.