chapitre6 LE COMPLEXE COMME MODE DE PENSÉE

Dans le cadre des sciences des systèmes complexes, ont été mises au point des méthodes de modélisation mathématique et de simulation informatique qui continuent à être développées, tant pour les sciences exactes que, dans un certain nombre de cas, pour les sciences de l'homme et de la société. Mais, nous l'avons vu, des concepts scientifiques nouveaux émergent des propriétés mises en évidence par l'utilisation de ces méthodes. Ces concepts nouveaux impliquent et entraînent un renouveau de la pensée qui, contrairement à ceux liés à la révolution de la physique au début du siècle dernier, concerne toutes les disciplines scientifiques où ces méthodes sont utilisables. Ils peuvent être compris, comme j'ai tenté de le montrer, indépendamment des ordinateurs ou des équations qui ont permis de les découvrir. Cela permet de supposer que ces concepts issus des sciences exactes peuvent être utilisés, voire découverts sans les méthodes qui leur ont donné naissance dans les sciences exactes.

En 1982 Edgar Morin écrivait :

De toutes les parts surgit le besoin d'un principe d'explication plus riche que le principe de simplification (disjonction/réduction) et que l'on peut appeler le principe de complexité. Celui-ci, certes, se fonde sur la nécessite de distinguer et d'analyser, comme le précédent. Mais il cherche de plus à établir la communication entre ce qui est distingué : l'objet de l'environnement, la chose observée et son observateur. Il s'efforce non pas de sacrifier le tout à la partie, la partie au tout, mais de concevoir la difficile problématique de l'organisation, où, comme disait Pascal, « il est impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ». (1)

C'est à ces exigences que répond sa Pensée complexe.

Parallèlement aux sciences des systèmes complexes se sont ainsi développées des approches de la complexité, qui ne requièrent pas l'usage des mathématiques et ne se réclament que peu des sciences des systèmes complexes, mais qui font partie de la révolution du complexe. J'ai mentionné l'école de Palo-Alto et l'École des Annalesl'école de Palo-Alto et l'École des Annales, et de plus en plus de disciplines ou de chercheurs utilisent des concepts de la complexité mais n'en formalisent pas l'usage sous forme d'une méthode ou d'une pensée. Je vais très brièvement examiner ici l'approche systémique et la pensée complexe d'Edgar Morin.

chapitre6a L'APPROCHE SYSTEMIQUE

Issue de la cybernétique, ou du moins de la branche la moins mécaniste de la cybernétique, la systémique, apparue dans les années 50 et popularisée par le biologiste Ludwig von Bertalanffy en 1968 sous le nom de théorie des systèmes implique une certaine vision du monde, de la nature, du vivant et tout particulièrement de l'humanité, que l'on peut qualifier de holiste dans la mesure où elle s'intéresse à la globalité des systèmes indépendamment de leur composition élémentaire. Je ne vais pas décrire cette approche mais en rechercher simplement les convergences avec les sciences des systèmes complexes. Je distinguerai deux grands courants. L'un s'intéresse surtout à la structure, le plus souvent statique. Pour l'autre, la globalité d'un système comprend sa dynamique et se rapproche donc de ce que j'ai défini comme système complexe. En 1979 Jacques Mélèse écrivait :

chapitre6a LA "PENSEE COMPLEXE" D'EDGAR MORIN

Philosophe/sociologue/anthropologue, Edgar Morin, a construit ce qu'il appelle la pensée complexe, à travers une œuvre considérable (1) qu'il n'est pas question d'analyser ici. Il en a présenté une première mouture, dans un ouvrage de 1982 qui a fait date Science avec conscience (2). Et, plus récemment il en a livré un très bref résumé (3) sur lequel je vais m'appuyer pour une présentation encore plus compacte, où je veux simplement mettre en regard cette pensée avec les autres aspects de la révolution du complexe.

chapitre6B  Principes et tâches de la pensée complexe

À partir de ces outils, Morin a construit une pensée, qui s'oppose à ce qu'il appelle la pensée simplifiante (que la systémique décrivait comme pensée cartésienne). Mais, contrairement à la systémique, la pensée complexe ne veut pas se substituer à la pensée simplifiante et remplacer ses principes par des principes opposés. Au contraire il veut englober, dépasser, cette pensée, opérer l'union de la simplicité et de la complexité.

Ce n'est pas une pensée qui chasse la certitude pour l'incertitude […] la démarche consiste au contraire à faire un incessant aller et retour entre certitudes et incertitudes, entre l'élémentaire et le global, entre le séparable et l'inséparable. (1)

chapitre6b La pensée du complexe

La systémique s'oppose à la pensée cartésienne et veut s'y substituer. La pensée complexe la dépasse et l'englobe, en distinguant sans disjoindre.

Ce que j'appelle la pensée du complexe, est une forme de pensée renouvelée, issue de la révolution du complexe et qui en fait partie. Elle élargit le champ de cette révolution scientifique et met en évidence son aspect de révolution conceptuelle. Cette question donne toujours lieu cependant à polémiques, comme celle lancée par Sokal et Bricmont, accusant d'imposture les chercheurs en sciences humaines utilisant (d'une manière certes « floue ») des termes issus des sciences exactes (1). Ces difficultés sont d'autant plus à craindre que les termes utilisés par les sciences des systèmes complexes sont des termes de la vie courante (bifurcation ou incertitude, par exemple), voire des termes empreints d'une aura de fascination comme chaos, ce qui peut alimenter la confusion entre un concept scientifique et un concept du langage courant (comme la confusion entre complexe et compliqué l'illustre aussi d'ailleurs). Ceci impose une vigilance dans le maniement de ces concepts et une mise en garde contre leur mésusage.

chapitre6c Le complexe, un choix et un point de vue

La première et la plus importante fonction de la pensée du complexe, est le choix, (la décision) de considérer un système, un phénomène, un processus, en tant que système complexe. Autrement dit, il s'agit d'envisager et de comprendre l'organisation globale des interactions entre les éléments qui le constituent, et si possible sa dynamique, ses transformations, son évolution (et non d'en analyser simplement les composantes, comme le fait la pensée cartésienne/simplifiante, ni de le voir uniquement dans sa globalité comme le fait la systémique). Ce choix n'est pas facile à faire, parce qu'il heurte souvent nos habitudes de pensée les plus ancrées (voir Pensée cartésienne, simplifiante, dominante). Mais surtout parce qu'il est bien souvent impossible de déterminer l'ensemble des éléments à relier non seulement parce que l'on peut toujours en oublier, mais, plus fondamentalement, parce qu'il y a plus d'un système auquel le phénomène considéré puisse être rattaché. Ceci implique un deuxième choix, celui des critères à utiliser, du point de vue à privilégier. Tout choix suit un point de vue qui est obligatoirement partiel et partial, mais qui permet de révéler un aspect de la réalité. Autrement dit, il est indispensable d'accepter l'incomplétude de la démarche, incomplétude qui la rapproche d'une démarche scientifique et qui, souvent, appelle aussi une pluralité de points de vue.

chapitre6c Des sciences des systèmes complexes

Mais la pensée du complexe cherche en outre, pour concrétiser cette démarche, à s'enrichir de concepts émanant des sciences des systèmes complexes.

Elle surveille les comportements hors de l'équilibre, comme la multistationnarité, les oscillations, le chaos déterministe, les bifurcations et les processus auto-organisés ; elle recherche les boucles de rétroactions, négatives, mais aussi positives comme conditions nécessaires de la multistationnarité, donc de l'existence de multiples possibles ; elle est préparée à l'incertitude, à la pluralité des possibles, à l'importance du bruit.

Il est alors indispensable d'évaluer l'utilité et même la pertinence de ces concepts en l'absence des outils mathématiques et informatiques des sciences du complexe. Cette démarche rencontre, nous l'avons vu, de nombreuses réticences, non seulement parmi ceux qui récusent de toutes façons la complexité, mais aussi parmi ceux qui craignent une utilisation dogmatique et un placage totalitaire de concepts scientifiques transposés et donc inadaptés.

chapitre6d intègrer la démarche analytique

Intégrer des résultats des sciences des systèmes complexes ne conduit pas cependant à récuser les résultats obtenus par les paradigmes non complexes, mais à les intégrer dans une pensée beaucoup plus vaste, qui implique une révolution globale de la pensée, qui rejoint et intègre aussi la pensée complexe d'Edgar Morin. Ces concepts ne fonctionnent ni comme des lois, ni comme des métaphores générales qu'il suffirait de plaquer sur telle ou telle réalité. Ils peuvent fournir des analogies pour faire des hypothèses dans le cadre du choix initial. Celles-ci seront souvent plus plausibles que celles qui reposent sur le raisonnement linéaire, mais elles restent toutefois à démontrer, (si c'est possible) ou en tous cas, il faut se souvenir que ce sont des hypothèses, tout comme celles qui émanent de la pensée linéaire que nous ne trouvons évidentes, qu'à cause de notre éducation (voir aussi Les dangers de l'évidence, le principe de tiers exclu).

chapitre6d Des concepts qui doivent entrer à l'école

En résumé, les concepts scientifiques issus des sciences du complexe, me semblent avoir une assise propre qui leur permet d'être efficaces en dehors des domaines et des conditions qui leur ont donné naissance, et en particulier d'être utilisables sans l'arsenal mathématique ou informatique qui caractérise ces sciences. La pensée du complexe utilise donc bien une certaine transposition de concepts scientifiques d'un domaine à l'autre et comme telle, elle nécessite prudence et discernement et en aucun cas placage dogmatique. Mais comme telle aussi elle n'est en rien un système figé, mais une création vivante et continue, même si pour le moment, elle reste implicite, ou même ignorée de ceux-là mêmes qui contribuent à la faire vivre.