chapitre7a Matérialisme et idéalisme dans les sciences du complexe

L'hégémonie de l'idéologie néolibérale, après la dégénérescence puis l'implosion du « camp socialiste », c'est la pensée unique, le fatalisme, l'idée que l'économie néolibérale est la seule alternative possible. Cela inclut le rejet et discrédit de tout ce qui rappelle le marxisme (1), de la lutte des classes au matérialisme, en passant par toute tentative d'explication globale, disqualifiée sous les termes de grand récit ou d'utopie. Mais c'est la dialectique, cette logique des transformations qui est particulièrement bannie, tandis qu'une forme de pensée statique, simpliste et disjoignante reste dominante.

Ce contexte idéologique dans lequel s'est développée la révolution du complexe, a certainement contribué à la sous-estimation de l'intérêt et même de l'existence d'une pensée du complexe, émergeant de la révolution du complexe. D'une part, parce que la logique dialectique matérialiste est un outil privilégié pour penser le complexe, comme nous l'avons vu. D'autre part parce que l'idéologie dominante s'appuie sur et renforce un mode de pensée où le rationalisme cartésien a été figé sous une forme simpliste et linéaire, opposée comme nous l'avons vu à toute pensée du complexe. Ce mode de pensée imprègne l'enseignement et stérilise donc en retour le développement de la pensée du complexe, et plus profondément des sciences dont elle émerge et dont elle assure la cohérence.

Les récentes prises de conscience liées à la crise systémique du capitalisme se sont traduites par un certain retour de Marx et par la multiplication des réflexions et des expériences qui forment une sorte de mouvance post-capitaliste, par laquelle la complexité est souvent recrutée. Sans constituer (encore) un contexte idéologique nouveau, cela permet cependant d'en envisager l'occurrence.

 

chapitre7a L'émergence fait surgir la polémique

De quelque façon que les savants veuillent se situer, ils sont dominés par la philosophie. La question est seulement de savoir s'ils veulent être dominés par quelque mauvaise philosophie à la mode ou par un mode de pensée théorique reposant sur la connaissance de l'histoire de la pensée et de ses acquis. F. Engels (1)

Si vous souhaitez assister à une polémique enfiévrée entre scientifiques, lancez le mot émergence dans une assemblée de chercheurs s'intéressant à la complexité.

chapitre7a Les définitions de l'émergence

Le terme déjà ancien d'émergence, qui désigne le passage des parties au tout, se rapporte à l'idée qu'un « tout » est plus que (ou n'est pas « égal à ») la somme de ses parties. Cette phrase divise nous l'avons vu (L'exemple de la biologie) les positions réductionnistes (qui la réfutent) et les positions holistes (ou globalistes) qui affirment que la compréhension d'un tout ne dépend en rien de celle des parties qui le constituent. Présent dans de nombreuses disciplines, le terme d'émergence a pris, dans le contexte de la complexité et des systèmes dynamiques non-linéaires un « coup de jeune », dans la mesure où un certain nombre de phénomènes qui apparaissent dans les systèmes complexes, tels l'auto-organisation ou les bifurcations des systèmes dynamiques non-linéaires, ou encore les passages entre niveaux d'organisation sont caractérisés comme émergents. Pour certains chercheurs, émergence et complexité se définissent réciproquement  (voir Niveaux d'organisation, structures émergentes).

chapitre7a Typologie des positionnements face à l'émergence

Pour certains scientifiques et nombre de philosophes des sciences, il n'y a émergence que lorsque se produisent des processus inattendus, surprenants, imprévus. À y regarder de près, les tenants de cette acception se répartissent en 3 groupes.

Il y a ceux pour qui l'émergence est ontologique : l'inattendu est une propriété fondamentale, qui caractérise notamment la vie. Soit l'émergence signifie que la vie possède un noyau inconnaissable, qu'on l'appelle l'élan vital ou l'intelligent design : c'est le vitalisme ; soit elle signifie que l'on ne peut pas comprendre un niveau d'organisation (un tout) en s'intéressant à ses parties (holisme), dans les deux cas l'émergence (le passage des parties au tout) est une propriété absolument inconnaissable. Il s'agit de positions clairement idéalistes.

chapitre7a émergence faible (épistémique) et émergence forte (ontologique)

Certains chercheurs ou philosophes des sciences distinguent une émergence faible (ou épistémique) et une émergence forte (ou ontologique). Mais ces deux termes désignent des notions différentes selon les auteurs. Pour l'informaticien Hughes Bersini :

Le long de cet axe interprétatif, situant l'émergence quelque part entre un premier extrême, essentiellement épistémique, émergence n'existant que dans le regard et dans la tête de l'observateur humain, et l'autre extrême, essentiellement ontologique, émergence témoignant d'un phénomène réel, fondamentalement réel, autonome par rapport aux parties qui le constituent dans un sens qui reste à définir, et qui échappe à la science classique, les physiciens et les chimistes se concentrent tous sur l'extrémité épistémique de l'axe. (1)

chapitre7a La causalité descendante, de l'émergence à l'immergence

La forme de causalité descendante entre le tout et les parties est la seule reconnue par les holistes, mais elle est également admise par le RNSC par exemple qui en fait même une des propriétés fondamentales des systèmes complexes :

Non seulement les caractéristiques émergentes supérieures des systèmes complexes sont issues des interactions des niveaux inférieurs, mais les comportements globaux qu'elles créent affectent à leur tour ces niveaux inférieurs, – une boucle de rétroaction parfois appelée immergence (1).

chapitre7a Du débat philosophique sur l'émergence aux pratiques scientifiques

Le débat sans issue entre les tenants des différentes acceptions du mot émergence, est donc sous-tendu depuis son origine par des positions philosophiques différentes, une idéologie différente. Comme le note Laurent Jaudoin :

Le concept d'émergence a d'abord été élaboré afin d'obtenir un compromis entre deux ontologies extrêmes : une ontologie moniste et matérialiste, donc réductionniste, où il n'y aurait que des éléments matériels et leurs propriétés, et une ontologie dualiste, donc antiréductionniste, où il y aurait la matière mais aussi l'esprit […] Il y a donc plusieurs questions épistémologiques associées à la notion d'émergence. […] Il va donc de soi que les débats à propos de la notion d'émergence ont été nombreux et se poursuivent encore aujourd'hui. (1)

chapitre7a De la dialectique spontanée à la dialectique maîtrisée

Si le débat est vif entre scientifiques qui discutent (ou se disputent) à propos de l'émergence, c'est que leurs positions philosophiques, pour fortes soient elles, sont spontanées, c'est-à-dire que, ayant été privés d'une culture philosophique suffisante, ils sont le plus souvent dans l'incapacité de préciser la source de leur pensée et de savoir à quelle position philosophique elle se rattache. Dans les meilleurs cas, ils vont se réclamer de philosophes certes importants comme Kant ou Descartes, voire Aristote ou Bouddha, mais ils ignorent Hegel et (idéologie dominante oblige) méprisent Marx et Engels.