chapitre7b Idéologie individualiste, pensée dominante et pensée unique

Puisque l'analyse, l'étude des parties est le fondement de l'esprit critique cartésien, le choix même de considérer toute chose au sein du système auquel elle peut appartenir (choix dont j'ai dit qu'il est le socle de la pensée du complexe), ne semble-t-il pas s'opposer à la rationalité ? Sans compter que la chose immobile, résultat de l'analyse, prime sur les processus de transformation si bien que la pensée dominante ne pousse pas à prendre en compte les processus, les dynamiques. Il y a d'un côté la matière qui se divise presque à l'infini, d'un autre côté le mouvement et d'un troisième côté la forme. Difficile donc de penser que la matière est indissociable du mouvement dont naît sa forme, idée forte de la dialectique matérialiste. Difficile de penser l'émergence comme une propriété qui fait que le tout est différent de la somme de ses parties, tout en dépendant de ces parties. Donc la démarche analytique de la pensée dominante représente là encore un frein puissant à la pensée dialectique tout autant qu'à la pensée du complexe.

Comme nous l'avons déjà vu la pensée dominante s'est développée dans le cadre d'une épistémologie linéaire (proportionnalité et additivité des causes et des effets) qui amène à décomposer aussi les processus en une chaîne d'événements successifs, avec une cause première, initiale, unique (le bouc émissaire !), et avec l'idée que les effets sont forcément proportionnels aux causes.

 

chapitre7b L'idéologie individualiste, obstacle à la révolution du complexe

Nous avons vu comment les positions philosophiques liées à l'idéologie dominante interviennent dans l'interprétation des concepts du complexe et dans les recherches qui en découlent. Mais une autre composante idéologique contribue à freiner, ou à dévoyer l'essor des sciences des systèmes complexes, souvent d'ailleurs au profit, là encore, du réductionnisme, c'est l'individualisme, que l'on n'attendait peut-être pas dans ce contexte.

Je prendrai comme exemple la théorie du gène égoïste, proposée par Richard Dawkins qui illustre, dans sa démesure même, la proximité entre le réductionnisme et l'idéologie individualiste néolibérale. Dans la préface de la première édition, parue aux USA en 1976, Dawkins présentait ce message :

chapitre7c Pensée cartésienne, simplifiante, dominante

L'obstacle idéologique le plus fort à la pensée du complexe réside dans ce que les ouvrages de systémique nomment la pensée cartésienne, qu'Edgar Morin qualifie de pensée simplifiante et qui est aussi la pensée dominante (1). En effet le rationalisme cartésien est devenu progressivement le sens commun (ou le rationalisme ordinaire), débordant largement la sphère des lettrés et perdant d'ailleurs, ce faisant, beaucoup de la pensée philosophique de Descartes. Particulièrement influent en France, où il imprègne toute la pensée enseignée à l'école laïque (y compris la philosophie des Lumières), ce rationalisme d'ascendance cartésienne, est devenu un obstacle majeur au développement de la révolution du complexe, en s'opposant à la pensée du complexe. C'est un obstacle idéologique plutôt qu'épistémologique, non seulement parce que cette pensée est tout à fait générale, mais aussi parce qu'elle est actuellement un support majeur de l'idéologie du fatalisme, de la pensée unique, du TINA (There is No Alternative de M. Thatcher). Et comme telle elle est maintenue et renforcée au même titre et par les mêmes procédés (enseignement, médias) que l'idéologie dominante. Mais voyons en quoi consiste cet obstacle.

chapitre7c Les dangers de l'évidence, le principe de tiers exclu

Quelques grands principes nous paraissent l'évidence même et sont pourtant lourds de dangers. Le principe de tiers exclu, qui provient d'Aristote et est la base de la logique formelle, nous semble incontournable et l'est évidemment dans bien des cas. Cependant ce principe rend extrêmement difficile de penser les transitions autrement qu'en tout ou rien. Nous sommes rétifs à embrasser les moments où précisément on est encore dans l'ancien tout en étant déjà dans le nouveau, où on arrive dans le nouveau, tout en étant encore imprégnés de l'ancien. L'idée de révolution scientifique par exemple, implique pour certains une disparition de l'ancien au profit du nouveau, alors qu'elle est souvent une incorporation de l'ancien comme cas particulier du nouveau, (comme le linéaire par rapport au non-linéaire). La réfutation de ce fameux principe (non pas dans l'absolu, mais dans les cas où il bloque la pensée) est l'œuvre de la dialectique qui postule l'unité des contraires. Héraclite disait « vivre de mort, mourir de vie » (1). L'émergence, qui veut qu'un tout soit à la fois composé de ses parties et différent de la somme de ces parties fait donc partie de ces cas qui contreviennent au tiers exclu.

(1) À quoi fait écho Henri Atlan, qui se défend pourtant d'être dialecticien « la vie est l'ensemble des fonctions capables d'utiliser la mort ». ATH00 : Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant., Seuil, 1986, ISBN : 978-2020093620

chapitre7d Pensée du complexe contre pensée unique

La force de la pensée dominante ne tient pas uniquement à celle de l'habitude. Elle est le meilleur allié, voire la condition nécessaire de l'idéologie dominante, l'idéologie dite de la pensée unique, du fatalisme déterministe de la société capitaliste néolibérale comme fin de l'histoire. Lors de son intervention au colloque de Cérisy sur déterminismes et complexités, Michel Rocard notait :

On peut à cet égard se demander si la force étonnante du paradigme de Milton Friedman, c'est-à-dire la pensée économique et financière qui depuis vingt ans gouverne le monde pour son malheur, ne tiendrait pas pour l'essentiel à l'extrême simplicité de son expression et à son refus absolu de toute complexité. L'équilibre du marché est optimal. (1)