chapitre8b L'obstacle épistémologique de la linéarité

En 1961, les biologistes Jaques Monod et François Jacob publient deux articles dans la même revue (1). Le premier qui allait leur valoir le prix Nobel, ouvrait la voie à l'utilisation de la génétique bactérienne pour l'étude des régulations génétiques. Il s'agissait de comprendre la manière dont les gènes permettent et régulent la synthèse des protéines et par là des fonctions vitales, découverte qui allait être un élément majeur du développement de la biologie moléculaire. Le deuxième article en revanche, encore méconnu à ce jour, s'intéressait aux aspects dynamiques de ces régulations, c'est-à-dire au-delà des fonctions, aux fonctionnements, et avait déjà prévu bien des comportements non-linéaires de ces dynamiques.

 

chapitre8b La génétique bactérienne et son comportement non-linéaire

En somme Monod et Jacob (1) ouvraient deux voies à l'étude des régulations biologiques : la voie de l'analyse moléculaire (réductionniste) et la voie des dynamiques (non-linéaires) de leur fonctionnement. Ils n'en ont poursuivi eux-mêmes que la première, qui a connu un développement exceptionnellement rapide et conduit à la naissance vers 1975 de ce que l'on a appelé le génie génétique et les biotechnologies. La deuxième en revanche est restée oubliée (ou en dormance) à de rares exceptions près (2). Cette deuxième direction de recherche pointait vers ce qui sera plus tard l'application à la biologie de la dynamique des systèmes non-linéaires, branche, comme nous l'avons vu, des sciences des systèmes complexes.

chapitre8b Une pensée façonnée par la linéarité

De façon fondamentale, les sciences des systèmes complexes concernent des systèmes, simples ou compliqués, au sein desquels certaines au moins des interactions entre les éléments sont non-linéaires. Or, nous avons vu aussi que la non-linéarité a d'abord été ignorée, car les mathématiques étaient dépourvues des moyens de l'aborder. Le monde apparaissait comme entièrement linéaire, c'est-à-dire que proportionnalité et additivité semblaient la règle et faisaient partie de la logique. La mécanique classique traite précisément de ces interactions linéaires (1) et, quitte à utiliser des simplifications linéarisantes, la physique et l'ingénierie ont réussi pendant très longtemps à utiliser les mathématiques linéaires pour expliquer le monde et pour le transformer par des techniques efficaces de plus en plus poussées. Il n'est donc pas étonnant que toute la pensée, savante comme profane, ait été façonnée par cette linéarité. C'est la pensée normale, logique, celle de la rationalité cartésienne, de la physique newtonienne, celle qui a été la plus largement répandue dans les sciences jusqu'au siècle dernier, celle qu'on enseigne toujours et qui, nous le verrons dans  Pensée du complexe contre pensée unique est aussi le support de l'idéologie dominante. C'est à la fois la pensée scientifique et celle du bon sens rationnel. On peut y voir un bassin d'attraction d'où il n'est pas aisé de sortir pour gagner celui de la non-linéarité et du complexe.

chapitre8b Après Copernic et Galilée, une nouvelle vision du monde

Face au complexe, nécessitant un renouvellement parfois dramatique du mode de pensée, il n'est donc pas étonnant qu'on ait assisté à un rejet parfois haineux qui rappelle celui rencontré par les grandes révolutions scientifiques. On mentionne par exemple le rôle (indiscutable), de la religion dans le rejet des théories de Copernic et de Galilée, mais peut-on imaginer la réaction du sens commun, lorsqu'on a demandé aux gens (essentiellement lettrés pourtant) de croire que la Terre bouge, puis qu'elle est sphérique et que les habitants des antipodes marchent la tête en bas ? (1). Plus récemment, Paul Langevin écrivait, à propos de la relativité :

Il est difficile à notre cerveau de s'habituer à ces formes nouvelles de la pensée (2)

chapitre8b Le déterminisme a-t-il disparu ?

Parmi les questions de fond liées au raisonnement linéaire se trouve celle du déterminisme. Ce terme a diverses significations, mais restons en à la plus commune, celle du déterminisme dit Laplacien : connaissant tout ce qui concerne le présent et le passé, le démon de Laplace doit nécessairement pouvoir prédire le futur. C'est très exactement la proportionnalité entre les causes et les effets qui est en jeu dans ce raisonnement, et le déterminisme non prédictible des Systèmes Dynamiques Non Linéaires (SNDL) y contrevient de manière frontale. Voila encore un obstacle épistémologique majeur, dans la mesure où le déterminisme a été longtemps, et est encore, considéré comme fondement de la scientificité et la science comme synonyme de rationalité (1). Tout ce qui reposait in fine sur la proportionnalité et l'additivité des causes et des effets, semble voler en éclat dans un monde non-linéaire.

chapitre8b Le déterminisme retrouvé, sans les prédictions

Lors du colloque de Cerisy (déterminismes et complexités) en 2004, les participants n'avaient pas tous la même position sur la question, que les organisateurs présentaient ainsi :

Pour les systèmes complexes, le non-déterminisme n'est pas synonyme d'imprévision radicale. Certes, la prédiction parfaite de ce qui va arriver au sens de Laplace, ne peut être faite en certitude et dans le détail. Mais l'idéal serait de prévoir en probabilité ce qui peut arriver, comme le fait l'équation de Schrödinger (1). Chaque fois que cet idéal n'est pas accessible, il faudra – à nouveau idéalement – être capable de préciser quelle est la nature des incertitudes qui demeurent. Et ces incertitudes pourront aller jusqu'à l'imprévision radicale. (2)

(1) Autrement dit, au lieu de prévoir ce qui doit être, on prédit ce qui peut être.