chapitre8c Les oppositions cristallisées

Depuis l'antiquité la connaissance emprunte dans sa progression des couples de concepts ou points de vue opposés (complémentaires ou contradictoires) qui ont souvent été utilisés alternativement au cours de l'histoire des sciences. L'exemple emblématique est celui de la lumière, étudiée tour à tour du point de vue du continu (onde) ou du discontinu (corpuscule), points de vue qui sont tous deux agrégés (et dépassés) dans l'élaboration du concept quantique du photon. Les pôles réductionniste et holiste se partagent très souvent ces concepts opposés, qui de ce fait se cristallisent et se figent. Nous allons l'examiner à travers l'histoire de la biologie, terme d'ailleurs dont l'apparition se revendique en opposition à la conception du vivant comme machine (assemblage de pièces) des XVIIe et XVIIe siècles. La physique (mécanique) de l'époque étant incapable de rendre compte de nombre de propriétés du vivant, elle a été récusée comme principe explicatif et remplacée par un élan vital (d'où le terme de vitalisme), de nature divine.

Faute de pouvoir expliquer le vivant par les lois de la mécanique, on le pensait totalement différent du monde inorganique, ne ressortissant pas des lois régissant le monde physico-chimique. Toute l'histoire de la biologie pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, est celle du renversement de cette vision vitaliste et de la réhabilitation puis de la victoire du physicalisme, rendue possible par une physique déjà bien différente de celle des siècles précédents. Cependant ce renversement, qui ne s'est pas effectué sans luttes parfois âpres, n'a jamais non plus été total, et a progressivement donné de la consistance à l'opposition entre les deux pôles, désignés bien plus tard comme réductionniste et holiste, contribuant ainsi à la renforcer et à l'étendre.

On sait que c'est la synthèse chimique de l'urée (1) qui a porté le premier coup sérieux au vitalisme et remis en selle le physicalisme. La théorie cellulaire, en affirmant que tout organisme vivant est entièrement constitué de cellules et que toute cellule provient d'une cellule préexistante (2), a ajouté la dimension analytique à la démarche physicaliste, consacrant, à l'issue d'une lutte épistémologique et idéologique de quelques 30 années, la victoire du paradigme analytique (3).

À partir du milieu du XIXe siècle, notamment avec l'œuvre de Claude Bernard, le vitalisme devient minoritaire, en France tout au moins, et le physicalisme s'impose :

« Les progrès les plus spectaculaires de la biologie ont pris naissance au moment où l'on a pu reconnaître qu'il était possible d'analyser les êtres vivants en n'invoquant pas d'autres principes que ceux de la physique et de la chimie » explique Antoine Danchin. '4)

Dans la foulée, la méthode analytique (5), qui avait conduit à la découverte des cellules, devient la règle, d'abord en tant que méthode, puis peu à peu en tant qu'attitude. Parallèlement le vitalisme vaincu, (du moins provisoirement, car, avec l'intelligent design il reprend force aux USA, d'une manière qui inquiète à juste titre les scientifiques de ce pays), cède la place au holisme qui se bat essentiellement contre la réduction du vivant à ses parties. Ainsi, l'opposition réductionnisme/holisme recouvre, pratiquement intégralement, l'opposition tout/partie. Pour les uns, le tout est la simple somme de ses parties, pour les autres, il est irréductible à ses parties. Le tout est plus que la somme des parties est devenu un slogan, cri de ralliement des anti-réductionnistes*.

Lors des débats qui ont accompagné la naissance de la théorie cellulaire, la discontinuité de la nouvelle unité qu'est la cellule, s'oppose à la continuité du tissu, que défend Bichat. L'opposition discontinu/continu (dans l'espace) qui, correspondant d'ailleurs aux techniques utilisées (microscope versus scalpel), s'agglomère ainsi à celle de partie/tout. Mais la cellule, c'est aussi l'individu qui s'oppose au collectif de l'organisme, et s'ajoute alors l'opposition individuel/collectif, fortement influencée à l'époque par les débats entre républicains et monarchistes (6).

Cette agglomération progressive des concepts clefs autour des pôles opposés a continué jusqu'à nos jours, sous l'influence des progrès des techniques notamment. Ainsi des deux oppositions nouvelles plus pertinentes dans les modes de pensée actuels : contenu/forme et local/global. Le réductionnisme évoque et convoque ainsi : partie, discontinu, contenu, local, individuel, alors que le holisme rassemble tout, continu, forme, global, collectif.

Et ce n'est pas tout : chaque fois que le réductionniste le peut, il élimine le mouvement, donc le temps. Quand il ne le peut pas, il cherche au maximum un temps « réversible » et travaille à l'équilibre thermodynamique. Ici encore, l'attitude globaliste est inverse. Le processus prime la chose (boîte noire), l'irréversible est la loi absolue du développement, de l'évolution. La liste s'allonge encore, du côté de la conception du temps, avec les couples chose/processus, instant/durée, statique/dynamique. Puis le hasard fait irruption dans l'arène, avec les couples d'opposés : ordre/désordre, nécessité/ hasard. Et donc déterminé/indéterminé.

Parallèlement, dans la mesure où le réductionnisme a toujours été l'opposition la plus résolue au vitalisme, s'introduit encore une nouvelle opposition plus générale, englobant la précédente, celle de matérialisme/idéalisme. (Notons déjà que le réductionnisme est matérialiste, mais n'est pas du tout dialectique (7) j'y reviendrai dans Le dépassement dialectique de la contradiction entre réductionnisme et holisme).

Ainsi chaque découverte se décompose en deux opposés qui s'agrègent rapidement et le plus souvent implicitement aux deux grands pôles (8). Ces pôles recouvrent donc chacun un réseau de notions, qui s'enrichit continuellement par l'accrétion de nouvelles conceptions, soit par l'addition de nouveaux termes, soit par l'extension, plus ou moins implicite, des significations. Ce qui conduit non seulement à accroître le fossé, mais surtout à des attitudes dogmatiques. En voici un exemple particulièrement frappant. Dans les années 1970, le savant britannique Mitchell, proposa la théorie qui explique la génération de l'énergie cellulaire non par une protéine, que l'on cherchait vainement alors, mais par un flux (de protons). Bien que parfaitement réductionniste, cette théorie dut faire face à une opposition si violente qu'il ne put publier qu'à compte d'auteur, (avant de recevoir le prix Nobel 10 ans plus tard) tout simplement parce que l'explication par un flux (dynamique) s'opposait aux habitudes d'explication par des molécules (des choses statiques). Ajoutons que l'adoption de cette théorie n'a pas inversé la tendance consistant à toujours rechercher prioritairement des protéines comme causes des processus cellulaires.

Ces oppositions, qui se renforcent encore dans un contexte de pénurie de moyens et de pression technologiques fortes, ne sont pas restreintes à la seule biologie et donnent lieu à de véritables combats entre écoles, combats dont nous verrons que l'idéologie n'est pas exclue. Mais, précisément parce que chaque camp tient à un aspect des choses, ces attitudes opposées appartiennent toutes deux à ce qu'avec E.Morin, on peut appeler la « science classique ».

Mal à l'aise face à ces oppositions qu'ils ressentent comme unilatérales, fausses, voire stérilisantes, des chercheurs ont tenté de relativiser certaines tensions, ce qui conduit à un réductionnisme faible, où par exemple, les propriétés du tout s'expliquent certes par celles des parties mais impliquent leurs interactions. Mais d'autres ont considéré que ces oppositions sont stérilisantes et se sont efforcés de les dépasser.

 

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